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Collection « Art et photographie »

Dominique Vermeesch
256 pages, 16,5 x 29,5 cm
ISBN 978-2-87317-614-3
22 €, 2023
Commande : https://www.exhibitionsinternational.be/documents/catalog/9782873176143.xml

Monographie consacrée à Dominique Vermeesch, artiste plasticienne, sonore et performeuse belge majeure dont les enjeux esthétiques et féministes sont clairement énoncés.
« L’espace comme mon corps sont imprégnés de grandes toiles représentant un univers désolé de fin de siècle […]. L’héritage familial est traversé d’ondes mystiques issues de vocalises incompréhensibles chantées en latin […]. Il y a aussi ces gestes lents qui viennent de l’âme, un rite spirituel réalisé par un oncle prêtre chamane […]. Dans ce même espace, il y a des peintures de femmes martyres, des annonciations mélangées d’assomptions de résurrections et de morts. Ce trop-plein de sensations, d’héritages, va me forcer à me retirer, me dénuant dans un vide sans nom, un espace qui esquive le monde » dit Dominique Vermeesch en évoquant son univers.

Dominique Vermeesch (alias do.space), artiste multidiscipliaire, travaille et développe ses questionnements par le texte, le dessin, la photo, le son, la vidéo et son propre corps sans oublier les archives qu’elle s’approprie et qu’elle intègre à sa mythologie personnelle et féministe et à sa pratique d’inspiration chamanique. On y croise Hannah Arendt, Françoise Collin et les Cahiers du Grif, Patti Smith, Simone Weil, Donna Haraway, la voix de Joan La Barbara ou de Meredith Monk, Lee Miller et Valentina Terechkova aussi bien que la statuaire traditionnelle africaine, des images du cosmos et de tout ce qui concerne la création, le corps, et toutes leurs mythologies. Cette monographie constitue un manifeste synesthétique mêlant le visible et l’invisible mais aussi le son, le corps et le cosmos et renvoie le lecteur à de nombreux liens audio et video hébergés sur son site web.

Chronique d’Alexandre Castant in Revue Inter n° 142

Ouïr le jamais vu de Dominique Vermeesch

« Une apparition qui s’incarne… » À la recherche de l’œuvre de Dominique Vermeesch, le texte de Nadine Plateau « S’œuvrer », avec lequel commence Ouïr le jamais vu, présente une artiste associant, au fil de leurs combinatoires logiques, des figures potentielles de la création. Mysticisme néo-gothique, ou féminisme futuriste explorant les outils technologiques, visuels et sonores, les plus savants et sophistiqués (mais aussi ésotérisme d’une comédienne du cinéma muet !) se rencontrent dans un monde à venir. Qui est Dominique Vermeesch ? Artiste cyborg, plasticienne née en 1951 à Bruxelles, dont l’ouvrage Ouïr le jamais vu propose, entre catalogue monographique et fragments esthétiques, l’arborescence de l’œuvre ?

Aux différentes approches critiques de ses créations, d’une liberté intellectuelle et formelle vivifiante, le corps, des femmes, et le corps comme autobiographie, sondent un premier accès fait d’images et de sons… « Elle fait de son corps, écrit Nadine Plateau, une plaque sensible qui “ enregistre des ressentis intérieurs liés à l’acte de création ”, une sorte de chambre acoustique où résonnent tantôt des forces chthoniennes et spatiales tantôt des voix du passé ». L’image et le son comme mémoire et perspective, donc, d’un livre d’artiste qui invente sans fin sa composition éditoriale.

Entre catalogue et autobiographie (fictive ?), Ouïr le jamais vu se compose d’écrits, mis en relation avec une succession d’images (prises de vues dans l’atelier de l’artiste, objets intimes ou photographies et documents de famille, iconographie religieuse, installation). Si ce dispositif, entre textes et images, subsume le parcours intellectuel et artistique de Dominique Vermeesch, ainsi que son engagement féministe, il crée aussi des interstices dans lesquels l’imaginaire de la lecture s’engouffre. La mise en espace typographique, qui souligne l’expérimentation poétique de l’ouvrage, aboutit alors à des œuvres comme Ma planète Mars et ses composantes en 2016 : l’image et le son y apparaissent dans une littéralité d’outils (assemblages et accumulations d’objets, sous forme de ready-made, tels que l’artiste plasticien belge Marcel Broodthears les pratiqua ?), et une invitation à un voyage céleste (avec Valentina Vladimirovna Terechkova, première femme à s’être rendue dans l’espace, en 1963, à bord du vaisseau spatial Vostok 6). Nouvel espace, nouvelle galaxie pour un corps, immobile et en suspens, dans un monde sonore.

C’est en effet avec la correspondance avec François Delvoye que l’un des enjeux programmatiques de l’ouvrage se fait jour. Autant correspondance “ épistolaire ” que correspondances “ synesthésiques ” entre les images et les mots, la dynamique du livre s’active : Ouïr le jamais vu figure potentiellement Ouïr le jamais lu ou encore Voir le jamais entendu… Recherches typographiques, poésie spatiale, poésie concrète, manuscrit, dessins, photographies, installations, les images, les mots et les sons se répondent, combinatoires à l’œuvre dans l’hypertexte, multimédia, de ce livre « qui renvoie le lecteur à de nombreux liens audio et vidéo hébergés sur [le] site web de l’artiste ». Des correspondances comme métaphores des perceptions, et de l’invisibilité du monde, inscrivent et mettent en scène un corps à l’épreuve de toute sensorialité.

Carine Fol en offre l’analyse, dans un texte intitulé « Murmurer le chant de l’âme », en liaison avec l’œuvre d’une artiste dont [do.space] est l’alias : « D’une esthétique dépouillée, voire chirurgicale, en noir et blanc qui accentue l’introspection, chaque création propose une expérience immersive au tréfonds de l’esprit et un plongeon dans l’immensité du temps et de l’espace. [Réceptacle] d’énergies, poursuit Carine Fol, [do.space y devient] la porte-voix de générations de femmes (mystiques, scientifiques, féministe, etc…). Telle une chercheuse, sa production artistique est le résultat d’un cheminement au sein du laboratoire de sa pensée et de son imagination ». Et tandis qu’un inventaire d’œuvres monographiques, s’échelonnant des années 1980 à aujourd’hui, se déplie au fil des pages, de magnifiques titres et intitulés annoncent les périodes des créations de l’artiste. Par exemple, dans la section « notes 3 », infinitifs et substantifs sont énumérés en généralisant l’idée d’expérience qui les fonde : « avant-œuvre ; sonder ; s’enregistrer ; l’âme-œuvre ; opérer ; n’être ; faire-avec ; s’expatrier ; re-figurer ; contactocène ; 1252 ; dépouiller ; Vostok 6 ; souiller le silence ; faire marge… ». Préalablement, Carine Fol aura conclu son texte en précisant : « Do-space est une mystique, habitée mais en quête de la solitude de l’infini, [son œuvre] est l’inclusion dans un présent qui s’apparente à l’éternité. » Entre rituel et absence, toute exploration du langage, de la parole écrite et du mot y propose une adresse, éthérée, à l’Univers.

C’est maintenant qu’intervient, en dernière instance analytique, le texte de Philippe Franck « Mater(ia) (trans)sonora ». Les jeux sur le langage du fondateur du centre des cultures numériques et sonores Transcultures et du festival City Sonic (qui soutient régulièrement le travail de l’artiste en Belgique) sont connus, mais celui-là est particulièrement bienvenu. En effet, non seulement l’œuvre de Dominique Vermeesch combine les codes iconologiques de la religiosité, notamment d’annonciations ou de saintes, mais aussi, le sonore demeure bel et bien le fil conducteur de cette œuvre singulière, entre art corporel, technologie, manifeste cyborg et féministe, lettrisme et citations chamaniques. Le son, invisible et immatériel, spatial, évanescent, silencieux ou textuel, perceptuel, sensoriel, détoure le médium idéal, idéel, pour agréger les préoccupations de l’artiste.
Dans un entretien avec Dominique Vermeesch, paru en 2022 dans la revue Turbulences Vidéo, Digital and Hybrid Arts et intitulé « (do.space), la transfiguration du corps-voix », Philippe Franck observait déjà l’importance de la part sonore du travail de l’artiste, ainsi que sa collaboration avec daniel duchamP pour, notamment, ses expériences sur la voix : « daniel duchamP, précise Dominique Vermeesch, s’occupe de toute l’ingénierie sonore de mes pièces. Comme je suis intéressée par le traitement sonore de ma voix, j’ai voulu diffuser mes résonances intérieures. À partir de notes écrites, j’enregistre celles-ci mais de façon brute incluant répétitions de mots consonants, dissonants ou muets qui taisent ce que je ne sais pas dire. L’enregistrement terminé, je le passe à daniel qui récupère celui-ci pour créer des échantillons de la voix. Ensuite, daniel les reprend et les retravaille par ordinateur et au synthé modulaire, ou par applications choisies qui construisent la mise en espace du flux vocal qui s’accorde avec le texte d’origine. » Fort de ce constat, Philippe Franck relève, dans Ouïr le jamais vu, les enjeux formels et plastiques que mettent en scène dans un espace visuel la voix, le souffle, l’indicible de l’écoute, mais aussi l’objet sonore en tant que tel (« membranes de diffuseurs, disques durs désossés, casques, câbles, micros »).

Trans-média, trans-médiums, un abécédaire sonique décline alors les œuvres sonores de Dominique Vermeesch, et leur horizon esthétique, dont Philippe Franck, dans l’entretien précédemment cité, s’était entretenu avec l’artiste : « Notre monde fait d’espaces collés avec ou sans frontières, de sons arrachés ou hybridés à des tas d’images hackées, illisibles-invisibles, développe [do.space], empreint mon corps de brouillard. Afin de percevoir l’ici et ailleurs, j’ai construit un dispositif de perceptions : j’entends les sons, les images avec l’âme, “ vibrhurle ” (crier en vibrant comme dirait la philosophe belge des sciences Vinciane Despret, en parlant du son produit par les araignées, quand elles s’adressent aux arachnologues, dans un monde devenu trop bruyant pour elles – Ndlr), […] tous ensemble poussent à jouir-créer une langue-vision. »

Une biographie émouvante et passionnante rédigée par Astrid Mattart, et une bibliographie de documents concluent cet ouvrage qui invite et ouvre sur la condition, visuelle et sonore, de notre éternité et sa finitude (corps, expériences, technologie, projection, cosmos).

Alexandre Castant

Dominique Vermeesch, Ouïr le jamais vu, avec des textes de Nadine Plateau, François Delvoye, Carine Fol, Astrid Mattart et Philippe Franck, Éditions La Lettre volée, coll. « Livres d’art », Bruxelles, 2023.

Sauf mention contraire, toutes les citations entre guillemets sont extraites du livre.