Aligato
Arts de chair
Communication sans objet (La)
Conte de la mère morte
Culture en trompe-l’œil (La)
Etrangère n° 2 (L’)
Etrangère n° 38/39 (L’)
Etrangère n° 43/44 (L’)
Etrangère n° 53-54 (L’)
Etrangère n° 59 (L’)
Etrangère n° 8/9 (L’)
Etrangère n°21/22 (L’)
Hommage à Claude Javeau (sous la direction d’Anne Van Haecht)
Ironie de la communication (L’)
Même les fantômes
Reine Eupraxie (La)
Zigzagure (La)
Henri-Pierre Jeudy
104 pages, 15 x 21 cm
ISBN 978-2-87317-570-2
17 € 2021
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Sociologue émérite du CNRS bien connu, l’auteur emprunte ici un chemin de traverse original entre l’essai savant et l’écriture romanesque qui met le savoir universitaire à l’épreuve de la sensibilité du quotidien qu’il arpente en esprit libre et alerte. Dans ce court traité, l’auteur, adoptant la tradition d’une philosophie héraclitéenne, se référant à Jorge Luis Borges et à Vladimir Jankélévitch, met en perspective le jeu des contraires dans la vie quotidienne et dans nos manières d’appréhender le monde et les choses. La perplexité est un état du corps et de l’esprit qui accompagne nos interrogations sur la vie et sur nos relations au monde. À l’encontre de la certitude, elle suppose toujours la possibilité d’un sens « autre ». Elle est l’état originel de la « pensée interrogative ». Ce livre est composé d’une analyse de la perplexité et d’une série de nouvelles présentées comme des allégories.
Henri-Pierre Jeudy, sociologue au CNRS, philosophe et écrivain, est l’auteur de nombreux essais sur les phénomènes de destruction et de conservation des sociétés, sur la communication et l’ironie, sur les stéréotypes du corps et l’art. Il a déjà publié à La Lette volée La Communication sans objet (1994) L’Ironie de la communication (1996) et La Culture en trompe-l’œil (2006), des récits dont Conte de la mère morte (1997), Aligato (1999), Même les fantômes (2002), La Zigzagure (2017) et même un recueil de poésie avec Emmanuel Tugny, La Reine Eupraxie (2006).
J’aime les plats relevés mais pas au point d’avaler une assiette de poivre et de gros sel. C’est pareil avec l’humour : condiment indispensable dont l’absence affadit tout, son omniprésence importune et finit par lasser. Ainsi ces chroniques humoristiques souvent quotidiennes dont on farcit aujourd’hui l’actualité : ils sont 24 humoristes à se relayer sur France Inter, faisant de la dérision salvatrice une obligation pesante.
Dans l’un des chapitres de son dernier essai, l’écrivain, philosophe et sociologue Henri-Pierre Jeudy déplore que notre regard sur le monde se voile désormais d’un principe de dérision généralisée (« Tout le monde s’en fout ») incarné à son plus haut point par la cohorte des humoristes de l’information. Adeptes d’une expression mécanique de l’ironie, ceux-ci « se sont appropriés les modes de manifestation de l’ironie du monde ; de cette ironie qui nous traverse l’esprit, ils en ont fait un fief à partir duquel ils règnent en déterminant les règles du jeu et en faisant de l’humour à notre place ». A notre manière de voir les choses de la vie, ils ont imposé la forme stérile du ricanement.
Semblable dérive devrait rendre perplexe. Il n’en est rien.
Mais, au fait, en quoi la perplexité pourrait-elle bien enrichir notre regard au monde ? Tel est précisément le sujet de ce court mais vigoureux essai qu’édite l’excellente maison La Lettre volée, aux publications toujours extrêmement soignées.
Henri-Pierre Jeudy se revendique de la tradition philosophique héraclitéenne qui a posé le problème du changement et de la durée, de l’éphémère et du permanent. Pour Héraclite, le changement est l’être même des choses et tout ce qui est n’existe que grâce aux contraires, dont la tension, moins sans doute que l’alliance, engendre la réalité.
L’impératif de rationalité et la sécurité apparente des certitudes nous conduisent le plus souvent à nous complaire dans un sentiment rassurant d’unité et de permanence où tout fait sens. La perplexité apparaît précisément à chaque « moment où se déstabilisent les constructions de nos représentations et de leur interprétation possible ». L’ordre apparent du monde se lézarde tandis que s’installe le vertige des incertitudes. L’image qu’avait arrêtée la raison se brouille de l’incessant mouvement de la vie. Selon la jolie formule que l’auteur emprunte à Jankélévitch, la perplexité ne naît pas de la mort du sens mais, bien au contraire, de la répétition ad infinitum de sa possibilité « d’apparition disparaissante ». Autre manière héraclitéenne de nous dire que l’être des choses n’est rien d’autre que le changement lui-même.
Le regard perplexe est à l’opposé de la pensée dialectique, qui donne l’illusion d’un progrès, d’un mouvement ascensionnel dans le dépassement des contraires. Le don de perplexité nourrit la pensée interrogative et suscite l’étonnement philosophique dans notre confrontation à l’ambivalent. Il ouvre la raison au « mouvant » là où la pensée dialectique l’aveugle de ses certitudes.
A titre personnel, je me demande si la désaffection grandissante à l’égard du politique n’est pas précisément le signe de la faillite de la pensée dialectique dans une de ses manifestations les plus simplistes : l’esprit de parti. Comment croire une seconde aux solutions toutes faites telles qu’elles sont proposées majorité contre opposition ; comment admettre que l’affiliation à un parti ou à un courant politique vous assigne de facto à l’ensemble de son corpus idéologique, économique et éthique ? N’est-il pas sain de se libérer de « l’opinion que l’on aurait d’avance » et de larguer les amarres de cet univers parodique des certitudes ?
Les passages à mes yeux les plus intéressants du livre sont ceux évoquant Borges, dont l’œuvre elle-même est une illustration d’une forme de métaphysique de la perplexité. Ses nouvelles excellent à juxtaposer des éléments en soi étrangers les uns aux autres et, comme l’exprime finement Ivan Almeida, « à créer un espace nouveau d’intellection qui, au lieu de décrire ou démontrer un monde, le relaie ». On retrouve assez largement de cet esprit dans les nouvelles dont l’auteur accompagne très originalement son essai à titre d’illustration.
Tout comme le relativisme dont elle est proche, la pensée perplexe peut aussi se figer en une philosophie du non-agir : tel serait le cas si au lieu de demeurer un regard, la perplexité se coagulait en un « état ». En revanche, à la fois suspens et immersion, la pensée perplexe ouvre à une présence heureuse au monde « quand elle stimule l’interrogation sur les choses, et surtout parce qu’elle contient la surprise, l’étonnement, parce qu’elle naît du charme de l’inattendu ou de l’incongru ». Surprise, étonnement, mouvement : saisir le monde dans sa continuelle mutation en un processus continu de différentiation. L’essai d’Henri-Pierre Jeudy m’évoque irrésistiblement Montaigne, qu’il ne cite pourtant à aucun moment. Lui aussi, par sa constante déstabilisation de la représentation, est un précieux antidote contre « l’assujettissement au totalitarisme de la réflexivité ». Tiens, et si, posant là cet essai, nous relisions les Essais ?
Jean-Pierre Legrand
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