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Collection « Essais »

De la Renaissance à nos jours
Christian Ruby
144 pages, 10 illustrations, 15 x 21 cm
ISBN 978-2-87317-596-2
19 €, 2022
Commande : https://www.exhibitionsinternational.be/documents/catalog/9782873175962.xml

Souffrance des mères de Guernica, clameur des Sabines enlevées par les Romains, visage contourné d’une Méduse hurlante, confrontation de cris entre deux personnes dans une vidéo, œuvre-cri sonnant l’alerte contre les tragédies d’Innocents migrants en Méditerranée, ou en mobilisation en faveur de l’anthropocène… Au cœur de ces œuvres une bouche fait trou, tache noire ou creux pour le regard. En cri ou en geste, la bouche attire l’œil des spectatrices-spectateurs qui ne peuvent en obturer la béance. Mais depuis quand, pourquoi et comment ces œuvres s’intéressent-elles à ces cris ? S’adressant au public soucieux de comprendre les arts et les images, de la fresque à la performance, cet ouvrage démontre et montre que ces œuvres s’attachent, malgré leur réputation « de mauvais goût », à mettre en avant des scènes de cris afin d’en faire émerger la signification moderne. Ces cris suspendent, en effet, toute culpabilité religieuse ou allusion aux dragons médiévaux. Ce sont des cris individuels ou collectifs, pleins de réprobation envers des sources humaines (guerres, dominations, crimes), en forme d’appel aux spectateurs.

Christian Ruby, philosophe, enseignant, est membre de l’ADHC (Association pour le développement de l’histoire culturelle), du collectif Entre-Deux (Base d’appui pour l’Art public) et de l’Observatoire de la liberté de création. Derniers ouvrages parus : « Criez et qu’on crie ! » Neuf notes sur le cri d’indignation et de dissentiment, Bruxelles, La Lettre volée, 2019 ; Circumnavigation en art public à l’ère démocratique, Lyon, Naufragés éphémères, 2021.

Martine Potoczny in "Recherches en Esthétique"

L’intérêt de Christian Ruby, philosophe, pour les images de cris dans les œuvres d’art, émane du constat d’un manque exprimé dès la préface de son ouvrage. Selon l’auteur, il existe « une étrange absence d’étonnement et de questionnement relatif au cri », un déni, une désaffection qui gagne jusqu’à de nombreuses philosophies de la politique. A commencer par une indifférence coutumière du spectateur devant la fréquence de la rencontre avec ces œuvres qui exhibent une bouche en cri comme une béance, un trou noir « sans fond et sans son ». Pourtant, souligne l’auteur, le cri dans les œuvres d’art est un « pressant appel », et bien que silencieux jusqu’à l’avènement des vidéos et des performances contemporaines sonores, il n’a cessé d’interpeler vivement le spectateur à travers de nombreuses représentations imagées qui ne peuvent laisser indifférent.
Le terme « cri » évoque-t-il seulement des images de visages convulsés, de cris horrifiants, racistes même ? Incompréhension, préjugés, stéréotypes, c’est un fait « la bouche en cri attire l’attention, ébranle mais rebute ». Face à ce constat, l’auteur précise son intention : « Notre intérêt est justement d’opposer à cette opinion (« cri » laisse penser visage et voix convulsés), une mémoire des images des cris observables dans les œuvres d’art qui peuvent n’être ni convulsés, ni horrifiants, ni racistes évidemment (même s’il en existe de telles) » (p.12). Le présent ouvrage se concentre sur les œuvres en cris, entend enrichir leur compréhension et combattre les préjugés en montrant qu’il existe une autre manière de considérer « l’art de la bouche en cri ».
A prendre en compte le nombre de références artistiques qui jalonnent l’histoire récente des arts, on peut constater que de nombreux artistes n’ont pas hésité à soumettre au regard des œuvres qualifiées « de mauvais goût », car elles présentaient aux yeux du public des cris individuels ou collectifs convulsés, des mains tendues et des visages déformés. Devant cette appétence pour le dessin du cri par les artistes, se pose la question des conditions de son émergence : « pourquoi produire de telles images et pourquoi les prolonger encore. Que veut-on figurer dans et par le cri ? » (p. 20). Cet ouvrage tente d’apporter une réponse à une question essentielle : « Comment et pourquoi, à partir de la Renaissance, des artistes ont-ils entrepris une conquête inédite du cri ? « 
Un nouvel espace artistique d’exploration du cri s’ouvre avec l’humanisme de la Renaissance. Il se produit une véritable mutation qui « a pour particularité de refuser de réfléchir le cri à partir de l’ordre du cosmos médiéval, d’une théologie ou d’une démoniologie, écrasant par les mystères de l’âme des créatures jetées devant leur Dieu / juge ». Il s’agit d’une véritable rupture historique dans la conception du cri, et l’auteur montre que dès lors « ce cri concrétise une philosophie du sujet humain examiné dans chacune de ses activités, dans chacun des rapports interhumains, par le biais des maux humains (violences, malaises, accusations etc.) » (p. 11).
Mais alors comment représenter le cri ? Le point de départ d’une nouvelle figuration en rupture avec la plastique médiévale et avec l’attente d’une conformité aux canons théologiques, s’incarne dans la fresque de Piero della Francesca (1412 ? - 1492) : La mort d’Adam. L’auteur montre que l’enjeu de cette œuvre se mesure dans l’expression « d’une bouche au noir », une béance au milieu d’un visage qui s’adresse aux spectateurs, attire l’œil dans une formulation spécifiquement artistique, celle d’une figure du corps dont l’expression d’une violence ne renvoie plus aux démons mais à l’humain, qui devient sujet et objet de réflexion. Ainsi, « son cri devient positif, regardable, audible, explorable et appréciable. Il appelle, avertit, engage, anticipe une réponse éventuelle » (p. 23).
A partir de « son entrée en humanité » et de son émancipation des figures médiévales, une attention nouvelle des artistes est alors portée au cri qui laisse entrevoir « le cri moderne ».
L’auteur interroge les formats de cris dans au sein de l’histoire culturelle européenne, à partir de référentiels de cris (cris représentés, présentés, performés) et pointe ainsi, sans désir d’exhaustivité, des œuvres marquantes témoignant des variations dans la figuration du cri, ses conséquences. Il examine la manière dont elles sont proposées au regard des spectateurs et leur réception par ces derniers.
Christian Ruby centre sa réflexion sur les éléments constitutifs du cri artialisé en s’intéressant d’abord à « l’œuvre qui pose le cri (humain) » (p. 137), puis aux codes de figuration du cri et de la bouche-cri utilisés aux différentes périodes de l’histoire de l’art. Il analyse leur structuration et leurs déstructurations depuis l’émancipation des figures médiévales jusqu’aux transformations majeures induites par les avant-gardes modernistes et les performances contemporaines. A travers de nombreux exemples, différents types de figurations, de l’insonore classique jusqu’à la prise en charge contemporaine du cri, Christian Ruby explore l’imagination plastique à l’œuvre et précise comment les motifs exposés par les artistes dans la composition d’une œuvre - ou exprimés dans des œuvres-cris - tentent de rendre compte des raisons du cri (désespoir, indignation, résistance, protestation, réparation).
A travers l’examen d’une « esthétique du cri », des effets de sa réception sur les spectateurs, l’auteur entend montrer ce qui se joue dans le rapport affectif, actif, dans le plaisir de la rencontre avec ces œuvres et dans « l’appropriation spectatorielle du cri artialisé » (p. 131). C’est dans la fréquentation de ces images et dans ces rencontres où se multiplient les reprises de cris classiques ou modernes que se constitue une mémoire visuelle artistique du spectateur, « la mémoire des formes et formats de cris » en même temps qu’ils se constituent en « regardeurs distanciés », susceptibles de se prononcer de manière critique face à une œuvre (p. 128). L’intérêt du cri artialisé pourrait alors se situer au niveau d’une double réflexion : « sur la place assignée au spectateur dans le rapport à l’œuvre adressée ; sur le cri dans la société » et « l’artialisation du cri aurait ainsi ouvert la voie à l’idée d’une subjectivation potentielle du spectateur par les arts » (p. 133).
Avec les œuvres étudiées, où le cri s’impose comme un appel engageant une réponse, comme parole humaine exprimant les plaintes qui émanent des conduites sociales, culturelles ou historiques, l’auteur montre qu’autour de la bouche en cri artialisée se joue une partie centrale de la réflexion philosophique, politique, culturelle et artistique. Car, écrit-il, « lorsque les cris artialisés ne calquent pas des défauts personnels qui résulteraient d’une malédiction ou d’une damnation, les spectateurs rencontrent bien l’énigme de la violence, de l’inhumain, du pouvoir, de la faiblesse sous forme de rapports à affronter » (p. 136).
Dans cet ouvrage très dense, Christian Ruby approfondit une réflexion déjà entamée dans deux publications précédentes (1989 et 2019) sur la question de la réception des cris d’indignation, de protestation, de revendication, leur importance vitale dans les actions sociales et politiques. La présente exploration des partis pris artistiques et philosophiques concernant le cri, depuis son autonomisation du religieux jusqu’à nos jours, est soutenue par un ensemble de photographies noir et blanc. Ces images permettent de repérer visuellement les variations modernes de la figuration du cri, les différentes mutations de sa représentation dans l’histoire culturelle européenne. Cette iconographie très parlante est enrichie en fin de volume par un inventaire des cris organisé sous forme de tableau. La classification des cris représentés, présentés ou performés, à laquelle s’ajoutent les œuvres-cris (œuvres qui portent plainte ou qui font le relais), mentionne de nombreuses références artistiques. Complété par l’apport de précieuses informations (les assises du propos et quelques noms d’artistes et titres d’œuvres de référence), cet « inventaire des cris » très documenté invite lecteur à prendre connaissance les résultats de l’enquête de manière synthétique, ou encore à poursuivre selon le goût ou le désir, cette étude passionnante sur Des cris dans les arts plastiques, de la Renaissance à nos jours.

Juin 2022

Note biographique

Martine Potoczny est Docteur en esthétique et sciences de l’art de l’Université des Antilles. Associée aux recherches du CEREAP (Centre d’Études et de Recherches en Esthétique et Arts Plastiques), elle participe régulièrement dans ce cadre aux conférences, colloques ainsi qu’à la publication d’articles et de recensions d’ouvrages dans la revue de Recherches en Esthétique. A publié dernièrement : "Ateliers d’artistes en Caraïbes, Martinique, Cuba", collection "Arts et esthétique", Presses Universitaires des Antilles, (Pointe à Pitre, 2022).

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Voilà déjà quelques années que le philosophe Christian Ruby travaille sur la question du cri. En 2020, il publiait déjà « Criez, et qu’on crie ! » : Neuf notes sur le cri d’indignation et de dissentiment (déjà à la Lettre Volée), qui se concentrait sur la dimension publique et politique du phénomène. Dans ce nouvel opus, ce sont les représentations qui lui servent d’objets d’études, et de points de départ. Pour autant, cet essai, s’il aborde plus frontalement des questions qui relèvent de l’esthétique, reste ancré dans une approche philosophique et politique qui préfère les cris de protestation et d’indignation à ceux de joie ou de plaisir, et laisse de côté une approche disciplinaire qui serait celle de l’histoire de l’art. L’ouvrage s’appuie sur un corpus très étendu historiquement, sept siècles, et extrêmement dense, chaque page comprenant souvent au minimum une dizaine de références artistiques qui croisent les époques. L’auteur ne se laisse pourtant pas aller à l’ivresse de la citation et prend soin de tracer systématiquement les lignes de partage conceptuelles ou historiques à partir desquelles il devient possible de penser une logique politique du cri. Il définit par exemple d’emblée ce qui gouverne le cri à l’époque moderne, la sécularisation du cri, qui se trouve progressivement extrait de toute référence au divin, pour devenir « cri véhément d’indignation et de résistance exhalé devant un mal désormais précisément nommé ou malaise de civilisation plus général » (p. 11). L’ouvrage trace ensuite différentes pistes d’analyse du phénomène, comme la transformation du cri à l’époque moderniste, l’identification de ce qu’il nomme les « bouches en cri », ou les « œuvres-cri », ou encore la redéfinition de la relation entre l’œuvre et le spectateur qu’il est susceptible d’opérer. On comprend qu’il est question ici de défendre un art porteur d’un pouvoir de transformation sociale et politique par la révolte. Mais par-delà ses ambitions politiques, l’ouvrage manifeste une grande sensibilité au motif, et il pourra servir de modèle à toutes celles et ceux qui s’intéressent dans leur recherche à suivre les évolutions d’une forme, ou d’une imagerie au cours du temps.

Jill Gasparina, « Christian Ruby, Des Cris dans les arts plastiques : de la Renaissance à nos jours », Critique d’art [En ligne], Toutes les notes de lecture en ligne, mis en ligne le 01 décembre 2023, consulté le 27 février 2023. URL : http://journals.openedition.org/critiquedart/98168

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http://www.thierry-guinhut-litteratures.com/2022/05/pas-seulement-un-tableau-mais-une-relique-un-cri-un-toucher.bernard-lahire-jerome-thelot-christian-ruby-eugene-leroy.html